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La Forme de l'Eau, ou la consécration de Del Toro




Onze ans après Le Labyrinthe de Pan qui a loupé l’Oscar de peu, Guillermo Del Toro revient avec un nouveau grand film fantastique : La Forme de L’Eau, un grand favoris des Oscars 2018 qui a déjà dominé les Golden Globes en terme de nominations (meilleur film dramatique, meilleure actrice dans un drame pour Sally Hawkins, meilleur acteur dans un second rôle pour Richard Jenkins, meilleure actrice dans un second rôle pour Octavia Spencer, meilleur réalisateur, meilleur scénario et meilleure musique). Le film est d’ailleurs reparti de la cérémonie avec le prix du meilleur réalisateur et a déjà gagné le Lion d’Or du Festival de Venise, un des festivals les plus importants et reconnus du circuit. Del Toro tient-il ici son chef d’œuvre?




L’histoire du film se déroule dans les années 1960, dans un laboratoire gouvernemental ultrasecret où Elisa (Sally Hawkins) et Zelda (Octavia Spencer) travaillent de nuit en tant que femmes de ménage. Un soir, l’unité scientifique intègre une nouvelle créature en son centre afin de l’étudier et de convenir des opportunités que cet être peut leur offrir, notamment en ce qui concerne la course à la conquête de l’espace qui confronte les Américains aux Russes. Il s’agit d’un étrange mais magnifique être marin, mi- amphibien, mi-homme. La créature a été capturée (et est maintenant analysée et torturée) par le cruel colonel Richard Strickland (Michael Shannon) dans une rivière en Amérique Latine où elle était vénérée comme un dieu par les autochtones. Elisa découvre la créature et sympathise rapidement avec elle. Elisa est muette, et de fait elle se sent très proche de cet être mutant qui sait la voir telle qu’elle est réellement. Par conséquent, lorsqu’il est question pour les militaires de tuer l’homme-animal afin de le disséquer et de l’analyser plus en profondeur, Elisa, aidée par son voisin (Richard Jenkins), décide de mettre au point un plan qui permettrait à la créature dont elle est peu à peu tombée amoureuse de s’échapper du laboratoire.



Un conte moderne


La critique et les spectateurs comparent beaucoup La Forme de L’Eau au précédent chef d’œuvre de Del Toro, Le Labyrinthe de Pan du fait de leur dimension fantastique empruntant très fortement au conte. Avec cette histoire d’une jeune femme très courageuse et intelligente qui s’éprend d’une créature considérée comme monstrueuse par les autres êtres humains, comment ne pas penser à La Belle et la Bête ? La force du film, c’est de transformer cette histoire vieille comme le monde en un propos relativement actuel. Les véritables héros du film sont tous des outsiders rejetés par la société : qu’il s’agisse d’Elisa, handicapée par son incapacité à parler ; de son voisin Giles, un homosexuel au chômage qui doit cacher sa véritable nature dans l’Amérique pudibonde des années 1960 tout en essayant de se battre pour revenir à la vie active ; de Zelda, une jeune femme noire qui doit faire face au racisme omniprésent dans son pays ou de la créature marine elle-même, étiquetée comme monstrueuse, car différente. Leur différence est ce qui les rassemble, et leur désir d’être respecté pour ce qu’ils sont vraiment est ce qui les guide dans leur quête. Il est peut être facile de faire un parallèle entre cette société ultra-conservatrice des années 60, qui rejette ce qui est différent de la norme, tout en cherchant à l’exploiter pour le progrès, et la société Américaine actuelle aux remontées racistes. Cette comparaison reste néanmoins très à propos.



Un film qui sonne le glas de notre modèle de masculinité


Le personnage du colonel Strickland représente très bien cette mentalité. Symbole de la virilité de l’homme blanc qui « pisse les mains sur les hanches » et qui imagine Dieu à son image, il est l’incarnation de l’Homme moderne à la fois ultra-conservateur dans sa pensée, puisque dans le besoin constant de réaffirmer sa dominance sur ce qu’il trouve « dégoutant »- à savoir ce qui est différent de lui-, et ultra-libéral dans ses actions, puisque animé par la quête du progrès conduisant à l’enrichissement en permanence. Cet homme qui a plus de considération pour des objets de luxe comme sa Cadillac que pour les êtres vivants est probablement le personnage le plus intéressant du film, car le moins manichéen. S’il reste un modèle de cruauté et de méchanceté, le colonel Strickland n’est pas démuni de qualité. Il s’agit d’un homme charismatique, courageux, et déterminé. En somme, d’un modèle édicté par notre société actuelle qui n’oublie jamais de nous rappeler combien il est important de se « battre pour atteindre ses objectifs » tout en « présentant bien ». Le colonel Strickland est en fait une parfaite incarnation de l’homme moderne. Sa présence marche comme un miroir tendu par Del Toro pour nous montrer ce qu’il y a de meilleur et de pire en nous, comme l’attestent d’ailleurs les nombreuses scènes où le colonel fait face à sa réflexion dans la glace. Les scénaristes, en amputant cet homme de deux de ses doigts, semblent pourtant nous passer le message que ce modèle de virilité est désormais obsolète et doit veiller à changer s’il ne veut pas être complètement dépassé par le monde moderne. A vouloir se prendre pour l’incarnation d’un Dieu tout puissant au pouvoir de vie ou de mort sur ceux qu’il considère comme plus faibles, le colonel risque de causer sa propre perte. Michael Shannon est excellent dans ce rôle et offre une performance à la fois très inquiétante et très magnétique.



Des performances touchantes


La qualité des acteurs est d’ailleurs généralisée dans ce film, comme en témoignent d’ailleurs leurs sélections dans les catégories correspondantes. Michael Shannon, bien que non-sélectionné aux Golden Globes, est vraiment parfait dans le rôle du colonel. Son regard magnétique et sa voix grave conviennent parfaitement à celui qui matérialise la rupture de la masculinité. Sally Hawkins est très impressionnante dans son incarnation d’une jeune femme muette en décalage avec la société. Elle signe avec grâce et joue avec expressivité, réussissant à faire passer beaucoup d’émotions avec son visage et ses mouvements. Richard Jenkins est quant à lui très touchant. Il incarne à merveille le personnage qui contrebalance le colonel Strickland. Si Giles et le colonel sont tous les deux animés par le désir de réussir, Giles, lui, parvient à accepter ses faiblesses. Son ascension n'implique néanmoins pas le besoin d'écraser les autres, contrairement au colonel. Il se désole de se voir vieillir et de n’avoir personne dans sa vie, mais il ne se laisse pas abattre. Comme à son habitude, Jenkins utilise son visage très expressif pour matérialiser à la fois la fragilité et la détermination de son personnage.



La photographie de l'espoir


La photographie est elle aussi plutôt efficace. Le film restitue très bien l’ambiance des années 60, tout en fournissant une atmosphère visuelle qui correspond parfaitement au thème du film. Toute la palette des verts y est utilisée, allant d’un vert blafard et glauque dans les labos, à un beau vert marin, la couleur de la créature. Le vert est la couleur de l’espoir, et au fil du film, à mesure que l’espoir croit, cette couleur devient de plus en plus soutenue.



Une créature enchanteresse


La créature est notamment très intéressante visuellement. Malgré la diversité de son bestiaire déjà existant, Del Toro arrive à créer un être jamais vu auparavant. La texture de ses écailles est fascinante, la grâce de ses mouvements est hypnostisante et l’humanité de son regard est frappante. En outre, le réalisateur parvient à générer un sentiment intéressant chez ses spectateurs lorsqu’il approche la romance entre ce personnage et Elisa. En effet, il est plutôt perturbant de voir cette humaine s’éprendre d’un animal hybride comme celui-ci. S’il est difficile de vraiment savoir quel était l’objectif du réalisateur lorsqu’il a décidé de générer ce sentiment surprenant, il est néanmoins intéressant pour les spectateurs de ressentir quelque chose de plus fort à ce moment-là que durant le reste du film.



Une histoire néanmoins classique


En effet, si l’idée est originale et le film fantaisiste, le déroulement de l’histoire quant à lui reste assez classique. Passé l’introduction qui plonge le spectateur dans l’univers du film, l’audience ne ressent plus réellement de surprise puisque le scénario reste prévisible. Les personnages, sans être pour autant clichés, sont quant à eux relativement peu complexes. L’héroïne exclue du fait de son handicap, la bonne copine noire rigolote, l’ami gay ultra-sensible… Tout cela sent le déjà vu et n’est pas très subtile. Comme dit précédemment, seul le personnage du colonel se distingue un peu des autres, et encore, cette observation n’est valable que lorsqu’on s’attelle à chercher un différent niveau de lecture du personnage ; si l’on se cantonne au premier abord, le personnage de Michael Shannon a tout du méchant cupide. Si le fait que le film s’approche quelque peu du conte justifie un peu la simplicité des personnages, il ne s’inscrit pas dans une dimension suffisamment féerique pou réellement excuser cette faiblesse.



Un manque de féerie


Ce manque de féerie vient probablement de sa photographie. En effet, si la colorimétrie est très intéressante, ce n’est pas nécessairement le cas des cadrages et de leur composition. Cela est dommage, car les thèmes abordés par le film (la différence, la peur que celle ci entraine, l’amour du savoir, la remise en question de la suprématie de la masculinité) se prêtaient à une photographie plus symbolique. Si le film avait bénéficié de plus de métaphores visuelles, il aurait pu d’avantage verser dans le conte, et de fait se faire pardonner le peu d’épaisseur de ses personnages et le peu de surprise de son scénario.



Un conte-sombre pas assez féerique et pas assez ténébreux


En somme, La Forme de l’Eau est un film fantastique sombre très agréable à regarder. L’image y est très belle, et les acteurs y sont excellents. Del Toro parvient à doter son conte d’une réflexion sur la société actuelle d’une manière certes peu subtile mais néanmoins très efficace. Cependant, le film n’atteint probablement pas son niveau optimal, ce qui est très dommage vu le potentiel des sujets qu’il approche. Si l’esthétique et le style du film sont effectivement très similaires à ceux du Labyrinthe de Pan, La Forme de l’Eau n’atteint pas le niveau du précédent chef d’œuvre de Guillermo Del Toro, qui était bien plus sombre et imprévisible que son nouveau film. En passant du cinéma mexico-européens aux studios américains, le réalisateur fournit une version édulcorée de ce qu’il sait faire, et malheureusement, son casting de stars américaines ne suffit pas pour rattraper cela.

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